Canulars
Jongleries 03
Le probable, une fois dans la place, contamine le certain. (René Descartes)
À peine a-t-on franchi la porte qu’on est frappé de plein fouet : partout des flashes, des ombres inquiétantes, des fumées jaillissant des caniveaux – la nuit en est saturée – et comme sortie de nulle part une sorte d’oppression qui serre la gorge et coupe le souffle.
Portrait d’un capharnaüm : luminaires en bordure des trottoirs, écrans géants, enseignes au néant, phares antibrouillards et autres diffuseurs de cafards, éparpillés çà et là.
Tellement de repères et signaux de toutes sortes qu'on a grande peine à ne serait-ce qu’imaginer une voie de sortie.
Quelques rares passants circulent encore, l’air égaré, s’immobilisant parfois devant quelque bouffonnerie, se contentant le plus souvent de baver sur des vitrines criantes de conformité.
Malgré tout la ville se dégrade.
De nombreux citadins qui n’en finissent plus d’être blasés prennent la fuite en emportant dans leurs valises de grands morceaux d'oubli.
Leurs véhicules s’en vont s'enliser dans un réseau depuis longtemps coagulé.
Les chemins sont gris, les nuits sinueuses, soumises aux intempéries, ensevelies sous la vase et la poussière des chantiers.
Pendant ce temps, barricadés derrière les fenêtres démesurées de leurs cocons aseptisés, d’aucuns se complaisent à évoquer le triomphe attendu d’un outremer mérité où, flambant neufs, ils pourront enfin, et une fois pour toutes, croient-ils, se débarrasser de l’éthylisme pathétique et tellement bourgeois qui s’est emparé d’eux.
Pour l’instant, ces fatalités restent latentes. Tout juste perçoit-on le ronronnement de la métropole susurrant ses berceuses.
La plupart de ceux qui, hier encore, se délectaient de ce bruit blanc singulier, n’en ont plus le temps, l’envie ou la force. Les autres continuent à se vautrer dans leurs vices comme des limaces, crachant leur fiel, éructant des langues tailladées aux accents acerbes, récitant à la douzaine des litanies profanes préprogrammées et qui se répètent ad nauseam.
Discours et détours d’un théâtre ordinaire.
Une autre journée. Des heures de peine. Du temps désarmé.
Le ciel a les joues creuses et toute la ville grimace.
Ça sent le café dont l’amertume s’accroche encore malgré l’automne sur le point de céder aux assauts précoces de l’hiver.
Ça sent le désormais dans les bas quartiers où des silhouettes aux figures hostiles traquent l’espoir avant de retourner se désespérer dans l’indifférence de gîtes crasseux camouflés par l’administration.
On y devine des mains tendues, des promesses maquillées – et vulgaires. On n’y rencontre que de la futilité. Du crépuscule à la pelletée.
Les yeux sont des viaducs qui ne font jamais qu’enjamber l’obscurité.
Avant que ce néant ne m’engouffre, je m’en vais aller quémander un peu de répit.
Une oasis temporaire aux confins de cette cité qui fabrique des ténèbres du matin au soir.
Un coin où dormir, d’un seul œil, comme un loup aux aguets, méfiant, attendant la fin des hostilités.