top of page
Rechercher
Claudius

........G.I.A.N.T........

Dans le petit parc de banlieue, que cernait une clôture en lattes pointues, tout était blanc : des cailloux du sentier aux galets plats de la rocaille et, passant sur le pont, au-dessus de la mare aux eaux laiteuses, jusqu’au jardin planté de lys, perce-neige, chèvrefeuilles, hydrangées et corbeilles d’argent.


Tout près, là où quelques bouleaux jouaient à faire de l’ombre à une balancelle qu’un vieux jardinier voûté à barbe blanche achevait de repeindre d’un air contemplatif, trônait un magnolia denudata, superbe dans sa parure florale immaculée.

 

 

« L’espoir! », répondit un journaliste lors du rassemblement organisé à New-York peu après que le premier ordinateur doté de conscience fut dévoilé au public. Mais ce n’est pas lui qui avait posé LA question à la machine.

 

 

Accoudée à un garde-fou sur le pont supérieur du bateau-église Avantador, Myriam, avocate,  tout juste quarante ans et déjà désillusionnée, écoutait d’une oreille le sermon du capitaine William Jouraud, imposant dans son bel uniforme blanc orné de galons et de boutons dorés.

 

« Nous sommes tous des fugitifs! », beugla l’officier. « La liberté ne se gagnera qu’au prix de grands sacrifices. Êtes-vous prêts à vous engager ? » Assis en lotus autour de lui, des dizaines de gens hochèrent la tête. Deux mille mètres plus haut, les cumulonimbus étaient en train de s’amonceler en silence.

 

 

Assez ironiquement, c’est un certain Alex Green Webb, climatologue australien excentrique de 83 ans habitant le désert de Tanami, et surtout professeur émérite retraité de la faculté de philosophie de Cambridge, qui fut choisi par tirage au sort pour interagir en tout premier avec le super ordinateur que les scientifiques, pourtant réputés amateurs d’acronymes et de jeux de mots douteux n’avaient toujours pas baptisé.

 

C’est donc lui qui posa, lors de l’émission diffusée en direct et simultanément sur tous les réseaux planétaires, LA question qui fit trembler le monde et lui procura, à lui le vieux bougre, comme ses voisins l’appelaient, une gloire instantanée.

 

 

Il semblait impossible de faire le tour du jardin, alors on devait le traverser. L’important était de ne pas laisser de traces. Avec mille précautions on s’y risquait mais il suffisait d’un simple rayon de soleil ou d’un papillon virevoltant dans les airs pour se laisser distraire, trébucher et s’affaler au milieu du sentier.

 

 

« QUEL_ EST_ LE_ SENS_ DE_ NOS_ VIES_? »


Aussitôt qu’Alex eut appuyé sur [ENTER],  tous les moniteurs retransmettant les réactions de la machine s’obscurcirent en même temps. On pensa d’abord à une panne générale d’alimentation mais cela semblait bien peu probable. En réalité personne ne savait ce qui arrivait.

 

L’attente dura de longues minutes. On imaginait les techniciens abasourdis, au bord de la crise de nerf, complètement dépassés par la situation.

 

Exactement 97 secondes plus tard, tous les écrans passèrent au blanc. Puis une image grisâtre, floue mais se clarifiant :  de deux silhouettes humaines de dos se découpant sur un horizon éblouissant.

 

 

Trois semaines déjà que la troupe du Circus Maxima s’était installée à Marrakech. Au-dessus de l’immense chapiteau dont les teintes d’ocre et de rouge sang s’accordaient avec le décor de la médina, le soleil marocain brillait d’un éclat aveuglant. Le mercure avoisinait les déjà les quarante degrés et il n’était même pas onze heures.

 

Profitant comme les autres d’une pause bien méritée, Owen, équilibriste vedette  et Laura-Lee, jeune danseuse dont c’était le premier voyage en Afrique, avaient décidé d’aller se perdre dans le dédale du souk. Chemin faisant, ils perçurent la rumeur d’une manifestation et décidèrent d’aller voir de quoi il en retournait.

 

 

…des scènes sans lien apparent défilaient lentement, au rythme d’environ une à la seconde. D’abord des séquences d’images statiques, en noir et blanc, puis de courts clips vidéo qu’aucun son n’accompagnait…

 

 

Au milieu de la place publique, des dizaines de personnes étaient massés autour d’une immense tente sous laquelle on avait installé un écran, un de ces vieux trucs sans I.A. ni autre gadget moderne.  Malgré la chaleur écrasante, l’agitation était palpable.

 

 

…un bazar urbain très coloré; le bar d’un hôtel de luxe, un gros plan sur les bouteilles d’alcool; l’escalier de pierre en colimaçon d’un château du Moyen Âge; des milliers de personnes rassemblées sur Times Square; un carambolage monstre sur une autoroute californienne;  un labyrinthe végétal géant filmé par un drone; un couple formé d’un homme blanc et d’une femme mulâtre : elle tient un bébé dans ses bras, l’homme sourit; un type assis dans une pièce crasseuse en train de remplir un formulaire, il fume une cigarette; une file d’attente devant un chapiteau; une comédienne d’âge mûr assise dans une loge et se maquillant devant un miroir…

 

 

Le vieillard avait l’air embêté. Quelques instants auparavant, il était encore perdu dans un songe étrange : une nuit de grand vent, une cabane miteuse au fond des bois, une femme au visage doux et à la longue chevelure châtaine tenant par la main un jeune garçon d’environ quatre ans – son fils.

 

 

…l’arène d’un cirque : un nain maître de cérémonie avec costume rouge, haut-de-forme et gants blancs; dans les coulisses, un technicien opérant une machine étrange comportant un tas de leviers, de boutons et de cadrans; la chaîne de montage d’une d’usine fabriquant des pâtisseries à la crème; un documentaire portant sur les scarabées; la silhouette fantomatique d’un navire de croisière…

 

 

L’Avantador faisait cap au sud. Dehors, c’était la tempête. Le vent hurlait à la mort et de grosses lames se fracassaient sur le flanc droit du navire. Mieux valait ne pas s’aventurer sur les ponts extérieurs.

 

Pour un voyage inaugural, Myriam avait espéré mieux. Impatiente, n’en pouvant plus de tourner en rond dansa sa cabine, elle sortit explorer les coursives du navire.

 

 

La cadence s’accéléra au point de n’être plus qu’un flou ondulatoire. Mais on devinait que des milliers, voire des millions d’images continuaient de défiler.

 

 

Ça discutait fort en arabe, français, anglais et une autre langue qu’ils ne purent identifier mais, de toute évidence, la conversation tournait autour des images étranges qui venaient de passer sur l’écran.

 

 

Finalement, le flou s’évanouit et laissa à sa place à un fond blanc.

 

 

Une rafale de vent souffla dans le parc, s’engouffra dans le jardin et vint renverser la balancelle ainsi que le pot de peinture qui répandit tout son contenu sur la pelouse aux pieds du vieillard.

 

 

G… I... A… N… T…

Les cinq lettres apparaissaient l’une après l’autre, emplissaient tout l’écran, et puis disparaissaient aussitôt. Le fond restait vide quelques secondes et puis ça recommençait. Ce manège se poursuivit plusieurs heures accompagné par une sorte de pulsation sourde, comme le bruit d’un moteur,  qui s’amplifiait au fur et à mesure.

 

 

Attentive au mouvement de la houle et au grondement de la machinerie qui peinait à garder le navire dans sa trajectoire, Myriam appuya de toutes ses forces sur la porte de fer qui la séparait du pont promenade et reçut aussitôt un trombe de mer salée en pleine gueule.

 

 

G E N E R A T I V E

I N T E L L I G E N C E

A C C E S S I N G

N E U R A L

T R A N S M I T T E R S

 

 

Sur la place, tout le monde cessa de parler en  même temps. Les mots qui venaient de s’inscrire sur l’écran, nul n’en connaissait la signification, mais on était sûr que ça ne présageait rien de bon. Owen sentit sa jeune compagne trembler et pour la rassurer posa sa main sur son épaule.

 

Dans la médina, on n’entendait plus aucun son.



(FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE)

Posts récents

Voir tout

Commenti

Impossibile caricare i commenti
Si è verificato un problema tecnico. Prova a riconnetterti o ad aggiornare la pagina.
bottom of page