Ça a commencé par la fin, par ceux qui avaient les moyens – et le pouvoir.
D’abord les riches, entourés de leur fan-club de petits profiteurs et autres nuisibles, prirent les meilleurs sièges, s’empiffrèrent de tout et accaparèrent toute l’attention.
Puis les néo-bourgeois, marchands de biens (et de mal), les prétendants, représentants et m’as-tu-vus de tout acabit. Eux demeurèrent debout à siroter des cocktails.
Tous les autres, les lorgneurs et emprunteurs paumés, les mal vêtus et loqueteux, au teint pâle et aux yeux hagards, n’eurent droit, au mieux, qu’au portique – et restèrent sur leur soif.
On appela ça le progrès.
Le phénomène se propagea un peu partout de la même façon, dans des pays où l’on ne croyait déjà plus en rien ; alors forcément on ne s’y attendait pas.
Certes il y eut de la méfiance mais il y avait très peu de lumière à cette époque, malgré l’abondance de projecteurs, de flashes, de caméras et d’écrans. D’innombrables erreurs furent commises. La plupart jamais admises.
C’était le business.
Les gens ordinaires n'arrivaient plus à joindre les deux bouts – d’une chandelle dont on leur avait amputée le milieu.
Quant aux artistes, naguère admirés – et célébrés –dans le monde entier, ils en étaient réduits aux pires contorsions pour éviter de disparaître.
Des musiciens mouraient tous seuls, presque à tous les coins de rue, pour une simple note impayée.
Beaucoup d’auteurs et de créateurs de toutes disciplines et de tous horizons disparurent alors que d’autres, moins scrupuleux, mirent leurs talents au service de ce qu’on finit par nommer désinformation.
Quand apparurent sur les toiles de maîtres les premiers slogans productivistes, il était trop tard.
Peu s’en inquiétèrent. De toute manière, tout ça était inévitable. Le capitalisme avait gagné – du moins le crût-on un certain temps. Beaucoup y trouvèrent leur compte.
Évidemment, ça ne pouvait durer.
Pour tout édifice social reposant sur l’iniquité et le déséquilibre, un jour vient où la base commence à se lézarder. Au fil du temps, les fissures apparaissent qui se répandent à tous les niveaux sans que personne n’y puisse rien. Peu à peu elles gangrènent et mettent en péril tout l’ensemble.
C’est ce qui se produisit.
On sentit le monde vaciller. Les puissants voyaient leur emprise s’amoindrir, leurs empires s’effriter, et un vent de panique se mit à souffler dans les officines des sommets.
On blâma les politiques, les industries, les bonzes de
la haute finance. On injecta des capitaux, on procéda à des opérations complexes de restructuration. On réachemina des ressources, on limogea du personnel. Des têtes tombèrent en haut lieu.
Rien n’y fit. Ce n’était la faute de personne, mais l’œuvre de tous.
Ce fut la Grande Liquidation.
En désespoir de cause, on pointa du doigt les artistes, les accusant, eux dont c’était le rôle, de n’avoir point tiré la sonnette d’alarme, d’avoir failli à leur devoir.
Pourtant.
Pas un seul instant ils n’avaient cessé de témoigner des blessures et des injustices, de partager leurs préoccupations, de faire part de leurs inquiétudes.
Même soumis aux pires conditions, ils s’étaient évertués à souligner les réalisations les plus modestes, à mettre en valeur les beautés les plus simples, à célébrer les joies les plus minimes.
Il n’aurait suffi que de les écouter.
Seul, l’art est impuissant.
Bien qu'on l’apprécie, il nous plaît – et cela nous divertit – de le détruire.
Souvent, on le néglige. Au mieux, il nous indiffère.
La culture dans laquelle il s’inscrivait encore hier n’est plus qu’un sous-produit intangible, résidu quasi indésirable d’une civilisation quantifiée, mesurable – et démesurée.
Ça commence souvent par une fin, de celles que tout justifie. Fin de cycle. Changement de cap. Virage technologique anodin. Cessation de programmes subventionnés. Abandon de politique culturelle. Pénurie de mentorat. Procrastination. Désintéressement général.
L’acceptation passive se propage. La zombification se poursuit.
Combien de temps avant que la perte des moyens n’en vienne à justifier notre fin ?
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