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Claudius

Passages (02)

Dernière mise à jour : 24 mai



Je n’ai pas connu André « Dédé » Fortin, mais comme tout le monde je savais qui il était : personnage haut en couleur, fervent militant pour l’indépendance du Québec et, surtout, chanteur des Colocs, le groupe le plus populaire au Québec depuis le début des années 90.  




Je ne connaissais pas Dédé mais, en 1999, alors que je demeurais à Montréal, en plein cœur du plateau Mont-Royal, il m’arrivait de le croiser au coin de Rachel ou au dépanneur vietnamien. Il habitait le quartier lui aussi et parfois, en m’apercevant, il me lançait un : « Eille salut, l’gars des Îles ! » bien sonore. Je le trouvais aimable, lui la vedette, de me saluer moi, l’anonyme. Je lui répondais : « Salut l’gars du Lac! ». Puis chacun continuait son chemin. C’est tout. Ça me faisait juste plaisir.

 

À cette époque, suite à une déception amoureuse (une autre), je vivais seul dans un petit appartement d’un bloc assez triste de la rue Garnier. Je savais que Dédé aussi était seul, qu’il en arrachait un peu avec la célébrité et tout ça, et qu’il avait encore du mal à se remettre de la défaite référendaire de 95. Bref, il filait un mauvais coton. Quand il s’est enlevé la vie le 8 mai de l’an 2000, provoquant une onde de choc dans tout le Québec, ça m’a fait vraiment de la peine. Les chansons qu’il écrivait parlaient de son temps, qui était aussi le mien et, rétrospectivement, il me semblait que quelques-unes (Mauvais caractère, Tassez-vous de d’là, Juste une ‘tite nuite, Le répondeur, Tellement longtemps) s’adressaient à moi personnellement.

 

Le jour où c’est arrivé, avant même de l’apprendre et par une sorte de synchronicité comme il en arrive parfois, j’écrivais dans mon journal :

 

Comme une sorte de peur qui grandit tout de travers et au mauvais endroit...

Je n’ai jamais été autant prisonnier de moi-même. 

Je suis devenu trop petit pour la vie qui a choisi de me vivre. 

Je supporte de moins en moins le monde tel qu’il apparaît à mes yeux

même si je sais que mon regard est déficient. 

Voir autrement, c’est pouvoir autrement.

J’en ai marre.

 

Dédé, lecteur de Mishima, savait peut-être qu’un autre écrivain, Gustave Flaubert, était mort le 8 mai, en 1880.

 

Féru d’histoire et passionné de politique, il devait aussi savoir que le 8 mai 1642, soixante-six pionniers et pionnières (les Montréalistes) étaient partis de Québec pour aller s’établir près de Pointe-à-Callières, dans cette ville sur le point d’être fondée par Jeanne Mance et Paul Chomedey de Maisonneuve.

 

Le 8 mai, c’est également le jour où la première Ligue des droits de l’Homme a été créée en France, en 1898, dans les remous de l’affaire Dreyfus. C’est surtout celui où, en 1945, les nazis ont capitulé, mettant un point final à une des guerres les plus meurtrières de l’Histoire. Il ne devait pas l’ignorer.

 

Fier québécois, nul doute qu’il se souvenait du 8 mai 1982 et du terrible accident qui avait coûté la vie à Gilles Villeneuve, un passionné comme lui. Deux ans plus tard, toujours un 8 mai, un certain Denis Lortie faisait irruption au Parlement de Québec et tuait trois personnes et en blessait treize autres. Ça, je suis persuadé qu’il ne l’avait pas oublié.

 

Mais, après s’être fait harakiri, et alors qu’il se vidait de son sang, André Fortin ne devait pas songer qu’en ce jour même, au-delà des murs de son appartement de la rue Rachel, on célébrait la Journée mondiale de la Croix-Rouge.

 

Lui qui dans une de ses chansons implorait le Bon Yeu de lui donner une job aura peut-être été accueilli là-haut par Don Camillo, dont l’interprète Fernandel (disparu depuis longtemps) était né un 8 mai, en 1903, au moment même où s’effaçait Gauguin.

 

De tous ces personnages, sauf peut-être le pilote et sa Ferrari, il n’y a que Fernandel que mon père aurait reconnu, et sans doute qu’il l’a bien aimé. C’est que, dans son rôle de curé bourru et bagarreur, plus humaniste que clérical, cet acteur français au sourire contagieux avait su viser juste. Au tournant de la Révolution tranquille, un Don Camillo qui tournait en dérision la petite politique et les chicanes de clocher, c’était comique et surtout ça faisait du bien à sa génération, encore bridée par l’Église Catholique.

 

Dans le Québec de mon enfance, c’est le père Ambroise Lafortune (prêtre et écrivain québécois décédé le 8 mai 1997), communicateur intarissable au verbe précis, qui nous éblouissait, mon père, ma mère et moi, quand il participait au Francophonissime, à Radio-Canada. Ce jeu télévisuel humoristique à la Génie en Herbe n’est certes pas étranger à mon amour de la culture, et de la langue française en particulier.


*****

 

Le 8 mai dernier, ce fut au tour de mon père de passer « de l’autre côté ».

Ce fut soudain, quoique nous nous y attendions. Il s’est éteint, comme on dit.

Paisiblement, sans déranger; comme il a vécu.

 

Mon père et moi n’avions pas tellement de choses en commun, sinon peut-être une vision désabusée du progrès et de la politique, un humour facile et volontaire et une attention particulière aux prévisions météorologiques; lui par nécessité, moi par fascination. Et nous étions tous deux, chacun de notre côté, amateurs de marche, bien que lui s’y soit mis sur le tard. Quand ses jambes usées ont fini par refuser de le porter, j’ai bien compris que ça l’avait affecté.

 

Avec Dédé, il ne partageait pas grand-chose à part deux couleurs : bleu et rouge. Pour Dédé, le bleu du drapeau québécois et le rouge de l’honneur et des samouraïs. Pour mon père, le ciel et la mer et le sang des poissons qui coulait sur le pont de son bateau. Pendant plus de quarante ans, ce pont il l’a frotté, patiemment, en rentrant de la pêche au homard, la pêche aux cages, comme on dit encore aux Îles.

 

Ce que mon père et Dédé avaient surtout en commun, c’était moi.

 

Dédé aimait les gens et leur parlait franchement à travers ses chansons.

Et les gens l’aimaient et chantaient avec lui. Quand, à la fin, l’écho s’est tu, il n’a pas supporté le silence assourdissant de sa solitude.

 

Mon père était de cette génération de taciturnes qui montraient peu leurs émotions, et les exprimaient encore moins. Le silence, établi entre nous depuis longtemps, avait peu à peu construit un sorte de mur qui ne laissait passer que des banalités. À moi de les décoder et d’y répondre de mon mieux. Je pense qu’on s’aimait malgré tout, chacun à sa manière. Faut dire que de mon côté je n’ai jamais eu ce qu’on appelle le sens de la famille. J’imagine qu’il devait avoir autant de mal à me comprendre que j’en ai.

 

Il y a deux familles, celle du sang et celle de l’esprit. Il semble que j’aie plus d’affinités avec la seconde, quoique le doute n’est jamais bien loin. Dédé était un membre de la famille, celle des artistes, des passionnés, des amoureux, des libres-penseurs. Et aussi des indépendantistes. Nous sommes d’une génération qui a vécu beaucoup de déceptions. Trop. Certains n’ont pas supporté, quelques-uns attendent toujours. Les autres se sont fait une raison. Tous et toutes nous finiront par tomber dans l’oubli.

 

Martha Wainwright (née un 8 mai elle aussi, en 1976), Dédé le chanteur l’a probablement croisée, sur une scène, en coulisse ou dans un gala. Mon père, lui, n’avait aucune idée qui elle était. Tous les deux auraient sans doute apprécié ce passage de sa chanson Bleeding All Over You : 

 

« There are days when the cage doesn’t seem to open very wide at all. »

 

Et j’ajouterais : vient fatalement le jour où elle se referme pour de bon.

 

 

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2件のコメント


Bruno Bourgeois
Bruno Bourgeois
5月24日

Quand tu parle Du père Ambroise Lafortune tu ne fait pas référence plutôt a Claude Lafortune ('évangile en Papier)... Le père Ambroise me rappelle le jeux questionnaire le francophonissime a Radio Canada le dimanche si je me rappelle bien. Sinon très intéressant de te lire..

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Claudius
Claudius
5月24日
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Tu as tout à fait raison. Mon esprit a dérivé entre deux eaux. Je corrige ça tout de suite. Merci Bruno.

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