Les trains m’ont toujours fasciné.
Dans mon petit archipel, cerné de partout par un bleu aussi profond qu’insondable, le gris métallique des rails est une couleur exotique. Chez nous, il n’y en a toujours eu que pour les bateaux, la pêche... tout ce qui entre ou sort de l’eau. Pour ma part, nourri par les romans de Jules Verne, et nageant toujours un peu à contre-courant, mes rêves d’enfant étaient plutôt remplis de locomotives à vapeur, d’aventures rocambolesques et de pays lointains qu’il me tardait de pouvoir explorer à mon tour; et ça ne viendrait jamais assez vite
Plus tard j’ai fait la connaissance de Kerouac et, avec lui, d’un monde interlope, peuplé de marginaux qui parcouraient d’est en ouest les immenses étendues américaines en grimpant clandestinement à bord des trains de marchandise et à qui il arrivait bien des péripéties qui me semblaient à moi, encore naïf, très enviables. La vie, la mienne, ne faisait que commencer. J’avais soif d’aventures et j’étais impatient de faire partie de l’histoire, et peut-être aussi, pourquoi pas, celle avec un grand H.
*****
Cette histoire-ci, par contre, n’a ni début ni origine.
On l’attrape en chemin. On la prend, comme ces trains de jadis, en sautant à bord, aux environs du troisième ou quatrième chapitre, juste avant qu’elle ne prenne de la vitesse.
Il s’agit justement d’un saut, dans le vide et, paradoxalement, d’un commencement, un peu maladroit et qu’on préfèrerait oublier.
C’est un roman qu’il faut sans cesse devoir relire. Faute d’avoir été attentif, on en cherche l’intrigue et on ignore quels en sont les personnages et ce qu’ils ont derrière la tête.
C’est un récit de voyage, une fable ferroviaire, tiens.
Le train est trop long pour qu’on puisse le voir en entier. On l’entend arriver de loin qui réfrène son élan et diminue sa vitesse avant d’entrer en gare. L’attente s’éternise avant que la locomotive ne daigne pointer son museau et que les wagons, aux fenêtres teintées comme autant de taches sur les flancs luisants d’un anaconda aux écailles métalliques, défilent en ondulant. Puis, après un dernier freinage, laissant échapper un long soupir, l’imposante machine s’immobilise. La porte du wagon numéro six s’ouvre en grinçant et une silhouette s'apprête à descendre sur le quai dans la pénombre.
*****
À ce stade-ci, tout est encore permis.
Quel est ce personnage ? Joue-t-il un rôle déterminant dans l’histoire qui va suivre ? Sa présence a-t-elle autre motif que nous distraire ? Notre attention ne devrait-elle pas plutôt se porter sur le train ? D’où vient-il ? Quelle est sa destination ? Faut-il monter à bord ou attendre qu’un événement se produise ? S’agit-il d’une arrivée ou d’un départ ? Est-il même question de voyage ?
Après tout, rien n’interdit que l’arrivée de ce train ne soit qu’un préambule, significatif ou non, à un périple d’une toute autre nature. Il y a en effet dans cette banale introduction la matière potentielle d’une révolution aussi bien que d’une catastrophe. D’un grand amour ou d’un drame psychologique. Thriller politique ? Complot planétaire ? Pourquoi pas le début d’une grande saga historique où on retrouvera un peu de tout ça. Et s’il ne s’agissait que d’un simple article sur la vie des cheminots ?
Il y a aussi une autre possibilité, et c’est qu’il n’y ait rien du tout; rien de ce qu’on a pu imaginer en tous cas. Pas d’aventure ou d’intrigue captivante. Pas de descriptions recherchées de pays lointains ou de villas qui font rêver. Aucun personnage flamboyant auquel on s’attache quoi qu’il entreprenne. Rien qui corresponde à nos désirs. Jules Verne est passé mode. Kerouac était un alcoolique.
*****
Des trains de jadis, il ne reste que des vapeurs. Ceux d’aujourd’hui ne défraient plus la chronique. Qu’ils défilent à grande vitesse ou étirent leurs convois le long d’horizons kilométriques, ils ne permettent désormais d’y célébrer que des visages hollywoodiens dont le succès, éphémère, ne tient qu’à un mauvais scénario au rythme invraisemblable et surtout aux effets spéciaux, carburant fossile qu’engloutit une mécanique cinématographique toujours plus affamée et qui ne sait plus faire rêver sans provoquer du même coup les pires cauchemars.
Durant ma jeunesse, mon cerveau résistait souvent au sommeil, sans doute par peur de rater quelque chose d'important. Fear Of Missing Out : c’est ainsi qu’on désigne l'anxiété qui afflige ces gens qui ont l’impression que les autres mènent une vie plus intéressante que la leur, syndrome alimenté sans retenue par les médias sociaux.
Aujourd’hui, je m'endors sans difficulté. Je suis heureusement parvenu à trouver une sorte d’équilibre dans les multiples mouvements de mon sommeil. Ça me permet d’être chaque nuit le héros d’aventures extravagantes et qui se renouvellent continuellement. Cette activité onirique est une véritable vie parallèle qui a ses codes et ses mystères et où j’évolue depuis assez longtemps pour reconnaître qu’elle m’est devenue indispensable. J’en ai besoin pour me préserver des manques et des excès. Pour me protéger de l’angoisse des cauchemars que le monde produit en permanence. Pour m’empêcher de sombrer dans la nostalgie ou la mélancolie. Ou l’attente.
*****
Le train, j’ai cessé de l’attendre; c’est son tour maintenant. Et s’il n’est pas encore là, je m’en fous. Sa vieille locomotive balourde est plus lente que jamais mais je ne suis pas pressé. Il manque un wagon, et alors ? Les autres sont un peu défraîchis mais ils ondulent sans relâche d’une station à l’autre. Encore des arrivées et des départs. D’autres chapitres qui s’ajoutent, un autre tome.
Ce qu’il y avait derrière la porte du wagon numéro six n’a pas tellement d’importance. Je connais maintenant l’identité du personnage énigmatique qui se tenait sur le marchepied : c’est un homme que je n'étais pas en mesure de reconnaître alors.
Pas avant de monter à mon tour dans le grand train; de trouver mon compartiment, ma place; de déposer mon sac dans le porte-bagages; de m’asseoir. D’attendre que le train se mette en branle et que le contrôleur vienne poinçonner mon ticket. De partir à la découverte, de m’arrêter au wagon-restaurant et d’y prendre, entouré d’inconnus, le meilleur repas de ma vie. De laisser dériver ma pensée en souhaitant que ce moment dure à jamais.
Combien d’autres trains me faudrait-il prendre ensuite ? Bien sûr, je l’ignorais.
Je n’avais aucune idée non plus des lieux magiques qui m’attendaient, des paysages, certains familiers, qui défileraient devant mon visage collé à la fenêtre. Il y aurait beaucoup d’escales, de petits villages aux noms parfois amusants.
Des arrivées, des départs. Encore.
Un beau jour, en approchant d’une petite gare dont le nom s'est effacé dans mon souvenir, je déciderais, mû par un élan soudain, de sortir, juste pour voir. Et c’est en posant le pied sur le quai, en descendant du wagon numéro six, que je reconnaitrais cet enfant dont j’avais, depuis longtemps, oublié le visage. Les yeux brillant comme l’acier des rails, il avancerait vers moi et me dirait :
« Il était temps que t'arrives, j’étais sur le point de m’en aller. »
Comments