Perturbant le silence affairé d’un autre matin humide, l’horizon astique ses rouages en grinçant. Je me réveille aujourd’hui dans le reflet d’un hier que j’ai laissé doucement dériver…
… si c’est ça la dérive,
… si c’est ça la douceur,
… si c’est ça laisser.
« S’inventer une vie demande des témoins. » (1)
J’ai fait mon chemin comme on fait son lit, sans réfléchir. Chaque jour, je reviens au monde afin qu’il me revienne, qu’il me retende ses bras, qu’il m’accepte. Je souhaite encore faire partie du Grand Tout et, si je n’attends plus d’être enlacé, j’espère encore un jour, sait-on jamais, être entendu.
Le monde est pudique : on ne l’approche qu’à reculons. Et il faut fermer les yeux, car voir est un piège à temps. Et on n’a jamais le temps. Et on ne voit rien avant d’avoir tout vu, justement parce qu’on essaie de tout voir.
Le regard seul ne peut rien atteindre; il doit se compromettre, s’aventurer hors des balises, s’éloigner de ses itinéraires habituels, explorer des sentiers nouveaux et accepter de s’y égarer. Et c’est là, dans cet abandon, en bordure de toute certitude, là où même la solitude n’est d’aucun recours, qu’une possibilité existe – possibilité et non pas assurance – d’une lueur, d’un très bref instant de clarté mentale. Et c’est là que tout peut apparaître : buissons d’images, arbres à mots, chants perchés, en un flux inépuisable formant le tracé d’une réalité alternative invitante, autrement plus riche, plus belle, que toutes les autres.
Et puis une paupière s’entrouvre, une pensée cherche à se situer et… plus rien.
Une rumeur de tempête s’amène depuis l’est qui me charrie tel un chien son maître.
La magie s’évanouit, comme un songe, un autre. Le monde recommence de s’éloigner, de me dépouiller, me déloger de sa surface, me mettre à nu pour mieux superposer ses illusions à chacun de mes doutes.
Le trésor s’évapore, le coffre est vide; ce n’est qu’un compte en manque, un de plus.
Le jour décline et il fait sombre à chaque respir. Il me faut rentrer mais je sais que déjà ce n’est plus possible. Là d’où je suis parti, cette réalité-là, cela n’existe plus. Aucun trajet ne me permet d’y retourner, ni un jour ni jamais.
Ça va me coûter des nuits, et je devrai tout rembourser, fragment par fragment. Du silence comme alibi. Des amnésies comme compagnons, à ne plus savoir qu’en faire. Et un langage nouveau, qui n’en est même pas un mais plutôt le mutisme de ceux qui ont compris que même ne rien dire c’est déjà vouloir trop en faire.
Et la pluie vient, qui finira par se taire.
Et une éclaircie temporaire.
Et la pluie reprendra.
Dehors, tonnerre; dedans, tonneaux.
Je rentrerai me sécher, boire un peu de ton eau-de-vie. Et je lirai sur ton visage, ton écran, une histoire qui n’est pas la mienne.
La main sur le canevas je devrai me livrer, m’efforcer de t’expliquer pourquoi mon cœur ne bat plus qu’en démesure, et comment il se fait que j’ai peur, quand je tourne la tête, peur qu’on vienne me la prendre. Et puis comment te faire comprendre que ma béatitude ne tient qu’à un fil que des univers successifs ont étiré et qui peut se rompre à tout moment ?
Tous les mots du monde ne peuvent expliquer la beauté, et toutes nos sciences réunies ne sauraient créer un seul gramme de bonté sans que les marchands ne s’en emparent aussitôt et ne trouvent une façon d’en tirer profit.
On ne croit pas un poète sur parole. « C’est de tout ce qu’il n’a pas entrepris, de tous les instants nourris d’inaccessible, que lui vient sa puissance. » (2)
1. Patrick Coppens, Pensées pensives II (368)
2. Emil Cioran, Précis de décomposition
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