Zippos
Jongleries 05
Écrire est un apaisement de soi-même. (Jules Barbey d'Aurevilly)
Enfin!
Enfin, je peux me lever, marcher, courir si ça me chante – et chanter, si le cœur m’en dit.
Peu de gens peuvent en dire autant. Et le chemin est parfois bien long avant d’y parvenir
Moi, ça m’a pris trois décennies.
TROIS FOIS DIX ANS!
Aussi bien dire une vie.
Le temps d’avancer, d’aller voir.
Le temps de prendre trop de risques, d’avoir des doutes, de m’essouffler, de renoncer. Le temps de recommencer encore et encore. Et encore…
Et devenir vieux… Ah non! Surtout pas! La vieillesse, c’est le vestibule du cimetière.
Quand ça commence, on sait jamais comment ça va finir. On n’est plus sûr de rien. Faut pas se presser d’y entrer.
« L’essentiel, c’est d’en sortir! » comme disait mon pote Zippo.
Bien sûr, lui, il parlait de toute autre chose. Monsieur avait lu. Hugo et Dumas. Et Sartre, dit Jean-Paul. Et Camus, dit Albert. Et Céline-pas-Dion. Sans doute pour les illustrations…
Il parlait russe à New-York et croate quand il était soul. Son ex-copine, qui avait un cou comme une girafe, elle venait de Madagascar. Il se vantait d’avoir des amis turcs, allemands, slovènes…
Des conneries! Il n’avait pas un seul copain!
À part moi.
Ça faisait déjà des lunes qu’il était tout seul quand je l’ai rencontré. Que sa Malgache l’avait largué. Qu’il traînait partout et n’allait plus nulle part. Qu’il faisait n'importe quoi, n’importe comment. Qu’il jouait au voyou – ce qu’il était devenu un peu pas mal par sa faute.
Un beau soûlon, oui!
Cœur d’or mais mal engueulé…
Et crétin! Il me tuerait de dire ça – façon de parler. Pas qu’il était bête pour vrai, pas du tout, mais il frimait tout le temps et jouait si bien les idiots que tout le monde le voyait comme ça.
Une brute, oui, mais une brute comme on les aime, faut bien le dire. Comme on en veut pour copain, pour se protéger, faire la fiesta, refaire le monde au whisky, goutte à goutte.
Qu’est-ce qu’il en a sorti des salades et des opinions vaseuses sur des sujets impossibles comme la guerre, la politique –quelle horreur! – le foot, le basket ou n’importe quel autre foutu sport auquel je pige niet!
Et le Monde, celui avec la majuscule. Comment qu’il est plus ce qu’il aurait fallu qu’y soit. Comment qu’il aurait dû devenir. Et tout c’qu’on aurait pu si on avait juste un p’tit peu voulu.
Et le cul! Comme dans Quête. Comme dans Question. Des quintaux de questions.
Ses femmes, toutes ses femmes. Les filles, les mères, les ni l’une ni l’autre; les objets, les sujets et les compléments.
Il s’en inventait de toutes les sortes au fil de nos discussions.
Et il ne lésinait jamais quand il était question d’engraisser sa lubie : que du luxe, du big et du superflu.
Il lui aurait fallu de l’extra pas ordinaire, de l’hyper branché, du fashion, du top le plus modèle qui soit.
Et qui ferme sa gueule quand y faut.
Et qui fout l’camp quand ça fait plus.
Et qui revient dans un claquement de doigts.
Son utopie, une idée fixe.
Des sirènes, oui!
Ça n’a jamais existé, ni alors ni maintenant.
Encore heureux…
Y a pas d’usine à ça, pas plus au centre-ville qu’en banlieue.
Y a toujours que des pauv’ mecs en loques, des tatoués mur à mur apostrophés de la citrouille et qui vous crachent dessus en vous traitant d’enculé.
Question classe on peut rêver…
C’est c’qu’on a fait, rêver.
Y avait qu’ça de supportable, de développable, de durable.
Enfin, pour un temps.
Mais ça ne dure jamais, les projets, les promesses, les trucs débiles à ne jamais dire à personne.
L’air n’est plus tellement à la rêverie même quand l’humeur s’y prête.
Et puis, mon vieux Zippo il est plus là pour haranguer l’univers.
À force de se chauffer au 55%, il a fini par se foutre le feu à tout le caisson.
C’était pas beau à voir et forcément ça laisse des traces partout, comme des taches qu’on essaie d’effacer mais qui reviennent.
Par bribes.
Par brûlures.
Des lames acérées qui nous transpercent, des slams qui passent en boucle et qu’il faudra bien un jour se sortir de la tête.
Ça m’aura pris trois décennies.